Bonjour
ami lecteur. La nuit dernière j’ai fait un rêve étrange et pénétrant. Je
chevauchais une magnifique Harley Davidson Softail Classic CVO. La route
s’élançait devant moi, droite, rectiligne, jusqu’à l’horizon incertain qui
tremblait dans l’air enfiévré.
Là-bas,
dans le lointain, le soleil s’effondrait lentement dans les sables ocre de ce
coin de désert.
Un
vent léger balayait la plaine, faisant voleter quelques grains de silice scélérats
jusque sur la route. Fallait que je fasse gaffe de ne pas me laisser surprendre
et me vautrer lamentablement. Avoue que ça aurait fait tâche dans ce tableau
idyllique.
Tout
à coup, venant du sud, je vis se former les rouleaux menaçants d’une tempête,
un de ces Dust Bowl qui rodent parfois dans ces contrées, ravageant les
récoltes et jetant quelques malheureux fermiers sur les routes pour les plus
belles heures de la littérature américaine.
A
vue de nez, il allait être sur moi d’ici moins d’une heure. Fallait que je
m’arrête et me mette à l’abri.
Le
hasard faisant alors bien les choses - je te rappelle que je rêve et que ça se
passe comme ça dans les rêves – j’aperçus une longue bâtisse sombre et décatie
un peu plus loin au bord de la route.
Je
la crus d’abord abandonnée, vestige d’un passé qui avait vu cette route de
traverse beaucoup plus fréquentée. Et puis je vis les deux motos, le pick-up et
le semi-remorque assoupis sur le parking. Et comme l’obscurité s’abattait, je
vis aussi les néons de l’enseigne s’éclairer dans un clignotement
stroboscopique qui finit par se stabiliser.
Je
laissais ma Harley s’engager sur l’esplanade en terre battue.
Le
vent forcissait et l’éolienne rouillée se lança alors dans une sarabande
endiablée accompagnée de grincements sinistres tels des cris de damnés. La
poussière et le sable arrivaient du désert comme une houle déchainée.
Je
coupais le contact et abandonnais ma monture pour me précipiter vers le
bâtiment. Kooper’s Desert Inn, disait l’enseigne.
Je
poussais les portes de bois aux carreaux de verre encrassés. Il faisait sombre.
Une timide lumière tombait des lustres où quelques courageuses ampoules, rares
survivantes d’une hécatombe passée, s’essayaient tant bien que mal à remplir
leur office.
Mes
yeux durent rapidement s’adapter à la faible luminosité ambiante car il me
sembla bientôt distinguer de mieux en mieux les contours de la salle.
Alors
qu’en entrant, j’avais cru l’établissement définitivement désert, je vis qu’il
n’en était rien. Quatre personnes se tenaient près du long bar de bois dans le
fond de la pièce.
Je
m’avançais entre les tables et leurs chaises qui ne semblaient pas avoir vu de
client depuis lulurre.
Le
barman, un gros mec en bras de chemise, semblait avoir passé les dix dernières
années à astiquer ce même verre avec ce même torchon douteux. Il releva
lentement la tête et regarda vaguement dans ma direction.
Un
des trois types accoudés au comptoir se retourna pour suivre le regard du
louffia. Il m’adressa un vague salut d’un bref hochement de tête.
J’avançais
toujours, il ne devait pas y avoir plus de vingt mètres entre l’entrée et le
bar mais le temps paraissait être suspendu de sorte que j’eu tout loisir de
détailler les quatre mecs avant de les rejoindre.
Le
barman, le seul qui me faisait face, les autres s’en étant retournés à leur
conversation, m’apparut plus jeune que je ne l’avais cru de prime abord. Un peu
moins gros aussi. Il portait une chemise en jean ornée d’une broderie en noir
et blanc, de longs cheveux fillasses rassemblés en une queue de cheval et une
veille paire de lunettes rafistolées par du scotch et qu’il avait remontées sur
le haut de son front.
Les
trois gars me tournaient toujours le dos.
J’arrivais
enfin au comptoir et demandais une bière au patron qui s’enquit de ma commande.
Il plaça le verre qu’il venait d’essuyer sous la tireuse et baissa la manette.
Un liquide ambré à la mousse onctueuse cascada dans le verre dans un glouglou
rafraichissant.
-
Sale
temps. Hein ? – Me lança soudain le gars à ma droite.
C’était
un type plutôt mince arborant une ahurissante tignasse rousse et bouclée. Il
portait une chemise blanche ouverte sur son torse maigre, un pantalon noir dont
la coupe en pattes d’éléphant annonçait le soixante-huitard décomplexé et des
bottes de cuirs marrons et blanches.
-
Oui.
J’ai eu de la chance de trouver cet endroit pour m’arrêter – répondis-je en
remerciant le barman d’un signe de tête pour la bière qu’il venait de déposer
devant moi.
Le
mec sourit et haussa les épaules en lâchant :
-
Y’a
toujours un endroit comme ici dans le désert.
Puis
il me tendit la main en se présentant :
-
Moi
c’est Allen. Et voici Ron…
Il
désigna son voisin, un jeune gars au visage poupin sous son chapeau de cowboy
blanc orné d’un ruban qui pouvait tout aussi bien avoir été fait dans une peau
de crotale. Le mec portait un tee-shirt noir et un jean retenu par une large
ceinture dont la boucle d’argent étincelait.
-
Et
là c’est Stevie.
Le
type, chemise à motifs bleus et blancs et manches courtes, pantalon blanc et la
même chevelure abondante que ses comparses, m’adressa un signe de tête appuyé
et un demi-sourire.
-
Vous
prenez quelque chose ? - Je demandais, histoire de faire bonne figure.
Ils
se concertèrent en silence, échangeant quelques regards rapides, puis le
dénommé Ron hocha la tête :
-
Pourquoi
pas. La même chose que vous.
Le
Barman s’activa pour préparer les trois boissons tandis qu’Allen me
demandait :
-
Vous
arrivez d’où ? Sûr que vous n’êtes pas d’ici.
J’acquiesçais :
-
Non.
Je ne suis pas d’ici ni même très sûr d’y être d’ailleurs. Vu qu’il me semble
bien que je suis en train de rêver. Et vous ?
-
On
n’est pas d’ici non plus…
Je
m’attendais à ce qu’il en dise plus mais il en resta là et un silence
s’installa que j’occupais à siroter ma bière.
L’homme
au chapeau finit par demander :
-
Vous
comptez aller jusqu’où ?
-
Benh
jusqu’à San Francisco si possible.
J’hésitais
un instant puis finalement questionnais :
-
Et
vous ? Vous allez où ?
Ron,
esquissa un vague sourire teinté de ce qui me sembla être une sombre
nostalgie :
-
On
rentre à la maison. Il est temps je crois.
-
Home
sweet, home – Lâchais-je sans trop savoir pourquoi.
Allen
opina et se lança dans un étrange discours curieusement évocateur :
-
Ouaip.
On veut tous penser que l’on est libre comme l’air, qu’il y a tellement
d’endroits que l’on doit voir et connaitre. On a tous senti un jour ce besoin
irrépressible de déployer nos ailes pour s’envoler comme ces oiseaux infiniment
libres de se laisser porter par les vents vers d’autres horizons. D’ailleurs tu sais de quoi je parle puisque
tu es là, toi aussi, loin des tiens et de tes terres. Tu connais cette
impression, ce sentiment diffus qui te pousse à partir. A embrasser ta belle en
lui disant : « Salut bébé, ce fut une belle histoire, le prends pas mal
mais je dois m’en aller » car rien n’est immuable, rien ne peut perdurer.
Les choses ne peuvent simplement pas rester les mêmes indéfiniment…
Il
se tut paraissant s’abandonner à un lourd vague à l’âme.
-
Mais
tu sais. Il faut aussi savoir rentrer chez soi – lança soudain mon nouvel ami
en posant sa main sur mon épaule. – La roue tourne mon ami. Il arrive le temps
où tu ne veux rien d’autre que t’en retourner près des tiens. Il arrive un
temps où aucun ciel ne te parait aussi bleu que celui sous lequel tu as grandi…
Ron
le coupa :
-
Ouaip.
Tu lèves les yeux vers les nuées et, même si tu te dis qu’il n’y a qu’un seul
ciel unique et infini au-dessus de nos têtes, tu n’arrives pas à oublier celui
que tu voyais depuis la fenêtre de ta chambre d’enfant. Chacun le sien
d’ailleurs. Missouri et Oklahoma pour l’ami Stevie, la Floride pour nous,
l’Alabama pour d’autres… Tu vois ce que je veux dire.
J’affirmais
que je, et il reprit :
-
Tu
vois mec, ça fait si longtemps qu’on est partis sur les routes que je ne sais
plus si ça fait sept ans ou septante ans… Mais ça fait un bail c’est sûr. Et
toutes ces années commencent à peser comme un fardeau de plus en plus lourd. On
porte la croix de nos errances même si elles furent fastes et grandioses.
Il
s’interrompit et j’en profitais pour demander une autre bière au barman.
Je
réalisais alors qu’aucun d’entre eux n’avait encore touché la sienne. Ils semblaient
tous errer dans leurs souvenirs. Ron, soupira :
-
Je
ne sais même plus si c’était en ’68 ou ’69 qu’on a gagné ce putain de concours
qui nous a pour la première fois lancés sur les routes. On ouvrait pour ce
groupe. Je ne sais même plus son nom…
-
Strawberry
Alarm Clock – précisa Allen.
-
C’est
ça ouaip. Puis y’a eu ce gars. Ce con de Yankee qui nous a signé notre premier
contrat.
-
Vous
êtes musiciens – devinais-je avec toute la sagacité qui te fait tant défaut.
Ils
ne répondirent pas tout de suite et moi, je me disais qu’il y avait un truc qui
clochait dans tout ce qu’il m’avait dit sans vraiment pouvoir mettre le doigt
dessus.
-
Neuf
Mille putains de malheureux dollars qu’il nous a offerts pour ce contrat. Ces
Yank’ c’est des malins. Il faut leur reconnaitre ça. Et puis nous on s’en
foutait. On pouvait enfin s’arracher de notre bled et parcourir le monde. La
belle vie quoi. Qu’on croyait… Et ça l’a été d’ailleurs. Au moins au début…
Il
baissa la tête plongeant son regard dans les reflets d’or du houblon qui
emplissait toujours son verre.
Le
troisième larron, celui qui s’appelait Stevie et qui n’avait rien dit jusqu’ici,
se tourna vers moi :
-
Tu
sais mec. Le pire dans les rêves c’est quand ils se réalisent.
Il
n’ajouta rien me laissant sur cette mystérieuse sentence. Allen et Ron le
regardèrent un instant affichant tous les deux un sourire un peu triste. Ron
posa la main sur l’épaule de son ami et s’adressant à moi précisa :
-
Tu
vois, quand j’étais jeune et qu’on écumait les rades du coin, jouant pour
quelques dollars, je me couchais tous les soirs au chant du coq. Je rentrais
chez moi marchant comme un zombie vaudou dans les rues de Jacksonville aux
premières lueurs de l’aube après avoir joué toute la nuit dans des bouges sans
nom…
Allen
hochait la tête, approuvant chaque mot de son ami, les yeux dans le vague, il
semblait revivre un temps depuis longtemps enfuit. Soudain, il se mit à rire
apparemment sans raison puis se tourna vers Ron :
-
Hey
Ronnie, tu te souviens de ce gamin qu’on croisait au petit jour. Celui qui
ramassait les cannettes de coke consignées pour aller les revendre au Country Store ?
-
Oui.
Tu parles que je me rappelle… Il y en a eu de ces matins blêmes… Jusqu’au jour,
ou plutôt jusqu’à cette nuit. Tu te souviens ?
Allen
eu un frisson et une ombre sinistre passa sur son visage. Il ne répondit pas et
un lourd silence s’installa.
Je
ne pus retenir ma curiosité :
-
Qu’est-ce
qui est arrivé ?
Allen
voulu parler mais aucun mot ne parut pouvoir sortir de sa bouche. C’est
finalement Ron qui répondit par une question à mon intention :
-
Tu
connais l’histoire de Robert Johnston ? Comment il a vécu et comment il
est mort ?
J’acquiesçais
d’un signe de tête :
-
Tu
as sans doute entendu parler de la mystérieuse rencontre qu’il aurait fait par
un soir, à minuit, à ce carrefour près de Dockery ? De comment il y gagna
son incroyable talent… Et y perdit son âme…
-
Oui.
J’en ai entendu parler. Ça fait partie de la légende du rock…
Il
émit une espèce de petit rire cynique :
-
Peut-être.
Mais toutes légendes à son fond de vérité. Tu ne penses pas ?
J’admis
que je n’en savais rien et il poursuivit.
-
Une
nuit, nous jouions au One Percent, une boite de Jazz/Blues miteuse dans la
banlieue de Jackson… Comme souvent, y’avait pas lerche de spectateurs. A peine
une dizaine des poivrots du coin qui n’écoutaient que d’une demi-oreille ce que
nous jouions. Allez, y’avait bien deux ou trois mecs qui étaient venus pour
nous… Et puis y avait ce type dans le fond. Un grand balaise, tout de noir
vêtu, des santiags au stetson… Comme on remballait le matos, le gars est venu
nous voir. Allen était là bien sûr et il y avait Gary aussi et Bob, et Léon…
C’était juste avant qu’Ed ne nous rejoigne… Et l’ami Stevie n’était pas là non
plus… Mais pour ce que ça a changé pour lui au final…
Son
pote haussa les épaules comme pour dire que ça n’avait pas d’importance et Ron
reprit :
-
Donc
le gars vient et reste là un moment à nous regarder ranger notre matos, puis,
comme Allen et moi étions un peu à l’écart des autres, il est venu nous voir et
nous a proposé le deal…
Il
s’interrompit une nouvelle fois et je fus saisi, presque glacé, par la furtive impression
d’horreur absolue qui perça dans son regard l’espace d’une micro-seconde.
C’est
Allen qui poursuivit l’histoire que son ami avait entrepris de me conter.
-
On
a vendu notre âme ce jour contre le succès et la reconnaissance… Faut dire,
qu’on pensait bien pouvoir le baiser le gars. On s’était dit qu’une fois qu’on
serait connus et reconnus on pourrait l’envoyer chez plumeau lui et son
contrat. Et on l’a fait d’ailleurs. Pour notre malheur on l’a fait. On n’a pas
respecté notre part du deal…
Il
se tut et aucun ne sembla vouloir reprendre la parole.
J’aurais
bien voulu en savoir plus mais je ne sais quelle force supérieure m’en empêcha.
Finalement, après un silence qui parut durer une éternité, Ron se tourna vers
moi et me dit :
-
Tu
sais le pire dans tout ça. C’est que quand je suis rentré chez moi ce matin-là,
ma mère était dans la cuisine en train d’éplucher quelques patates douces.
Comme je passais près d’elle pour aller me chercher un verre d’eau, elle me dit
de venir m’assoir près d’elle et d’écouter avec attention ce qu’elle allait me
dire. Je ne sais pas si elle se doutait de quelque chose mais je ne l’avais
jamais vue aussi sérieuse. Elle me dit simplement que je devais savoir
attendre, prendre mon temps, ne pas vouloir vivre trop vite. Elle me dit que
tout viendrait en son temps, que je trouverai une femme, l’amour et tout ce
dont je pouvais avoir besoin. Et surtout que je ne devais pas oublier qu’il y
avait quelqu’un là-haut qui veillait à tout ça.
Elle me dit que je devais rester un homme simple
et simplement un homme. Etre quelqu’un que je pourrais aimer et comprendre. Et
elle me demanda si je pensais pouvoir le faire. Et bien qu’il était déjà trop
tard pour moi, même si je ne savais pas encore à quel point, je lui répondis
que oui. Je le pouvais.
Elle a continué encore et encore. Elle m’a dit
de ne pas envier l’or des riches car le seul bien dont j’avais besoin était mon
âme, que je devais suivre mon cœur et rien d’autre. Etre et rester un homme
simple et simplement un homme…
On devrait toujours écouter sa mère… Toujours…
Il
se tut. Comme j’essayais de réfléchir à tout ça, un bruit soudain me fit faire
volte-face, le craquement puissant d’un coup de tonnerre puis la porte qui
s’ouvre et une énorme bourrasque qui balaye la salle me jetant presque à bas de
mon tabouret. Je me retins in-extemis au bar.
Comme
je me redressais et me tournais de nouveau, mon cœur fit un bon dans ma
poitrine. Il n’y avait plus personne. Ni les trois clients, ni le barman. Et à
en juger par l’état de délabrement du lieu, les tonnes de crasses et de
poussières qui s’accumulaient sur les planches disjointes, les étagères vides
derrières le bar, la salle elle-même que plus aucune table ou chaise
n’encombrait, personne n’avait dû venir ici depuis des années.
Un
peu parti, un peu naze, je sortis du bar abandonné. Le parking était désert
bien sûr. Pas d’autre véhicule que ma Harley. Je restais un instant sous le
porche à fixer le panneau accroché contre la façade. Il annoncait le menu et
les spécialités. A voir les prix affichés, je dirais bien qu’en fait cela
devait bien faire au moins vingt ans que l’endroit était fermé.
La
nuit avait fini de tombé mais plus aucun souffle de vent ne faisait frémir les
Colitas qui avaient envahi le parking. Je marchais vers ma moto.
Comme
je passais près de l’éolienne qui s’était tue, je remarquais une affiche
blanche bordée de rouge, qui annonçait en énormes lettres bleues:
20 Octobre
A night with Curtis
Law and his Dobro
Il
y avait la photo d’un home. Un vieux noir aux cheveux crépus et blancs. Il tenait
effectivement une Dobro posée sur ses genoux. Je le reconnaissais immédiatement
et du même coup, dans un éclair de lucidité, je comprenais qui étaient les
trois hommes accoudés au comptoir dans le rade.
Et
toi ami lecteur ? Une petite idée de ce qui se cache derrière ce petit
texte de ton Ytse préféré ?