samedi 26 octobre 2013

On dirait le Sud.


Bonjour ami lecteur. La nuit dernière j’ai fait un rêve étrange et pénétrant. Je chevauchais une magnifique Harley Davidson Softail Classic CVO. La route s’élançait devant moi, droite, rectiligne, jusqu’à l’horizon incertain qui tremblait dans l’air enfiévré.
Là-bas, dans le lointain, le soleil s’effondrait lentement dans les sables ocre de ce coin de désert.
Un vent léger balayait la plaine, faisant voleter quelques grains de silice scélérats jusque sur la route. Fallait que je fasse gaffe de ne pas me laisser surprendre et me vautrer lamentablement. Avoue que ça aurait fait tâche dans ce tableau idyllique.

Tout à coup, venant du sud, je vis se former les rouleaux menaçants d’une tempête, un de ces Dust Bowl qui rodent parfois dans ces contrées, ravageant les récoltes et jetant quelques malheureux fermiers sur les routes pour les plus belles heures de la littérature américaine.
A vue de nez, il allait être sur moi d’ici moins d’une heure. Fallait que je m’arrête et me mette à l’abri.
Le hasard faisant alors bien les choses - je te rappelle que je rêve et que ça se passe comme ça dans les rêves – j’aperçus une longue bâtisse sombre et décatie un peu plus loin au bord de la route.
Je la crus d’abord abandonnée, vestige d’un passé qui avait vu cette route de traverse beaucoup plus fréquentée. Et puis je vis les deux motos, le pick-up et le semi-remorque assoupis sur le parking. Et comme l’obscurité s’abattait, je vis aussi les néons de l’enseigne s’éclairer dans un clignotement stroboscopique qui finit par se stabiliser.
Je laissais ma Harley s’engager sur l’esplanade en terre battue.
Le vent forcissait et l’éolienne rouillée se lança alors dans une sarabande endiablée accompagnée de grincements sinistres tels des cris de damnés. La poussière et le sable arrivaient du désert comme une houle déchainée.
Je coupais le contact et abandonnais ma monture pour me précipiter vers le bâtiment. Kooper’s Desert Inn, disait l’enseigne.

Je poussais les portes de bois aux carreaux de verre encrassés. Il faisait sombre. Une timide lumière tombait des lustres où quelques courageuses ampoules, rares survivantes d’une hécatombe passée, s’essayaient tant bien que mal à remplir leur office.
Mes yeux durent rapidement s’adapter à la faible luminosité ambiante car il me sembla bientôt distinguer de mieux en mieux les contours de la salle.
Alors qu’en entrant, j’avais cru l’établissement définitivement désert, je vis qu’il n’en était rien. Quatre personnes se tenaient près du long bar de bois dans le fond de la pièce.
Je m’avançais entre les tables et leurs chaises qui ne semblaient pas avoir vu de client depuis lulurre.
Le barman, un gros mec en bras de chemise, semblait avoir passé les dix dernières années à astiquer ce même verre avec ce même torchon douteux. Il releva lentement la tête et regarda vaguement dans ma direction.
Un des trois types accoudés au comptoir se retourna pour suivre le regard du louffia. Il m’adressa un vague salut d’un bref hochement de tête.
J’avançais toujours, il ne devait pas y avoir plus de vingt mètres entre l’entrée et le bar mais le temps paraissait être suspendu de sorte que j’eu tout loisir de détailler les quatre mecs avant de les rejoindre.
Le barman, le seul qui me faisait face, les autres s’en étant retournés à leur conversation, m’apparut plus jeune que je ne l’avais cru de prime abord. Un peu moins gros aussi. Il portait une chemise en jean ornée d’une broderie en noir et blanc, de longs cheveux fillasses rassemblés en une queue de cheval et une veille paire de lunettes rafistolées par du scotch et qu’il avait remontées sur le haut de son front.
Les trois gars me tournaient toujours le dos.

J’arrivais enfin au comptoir et demandais une bière au patron qui s’enquit de ma commande. Il plaça le verre qu’il venait d’essuyer sous la tireuse et baissa la manette. Un liquide ambré à la mousse onctueuse cascada dans le verre dans un glouglou rafraichissant.
-       Sale temps. Hein ? – Me lança soudain le gars à ma droite.
C’était un type plutôt mince arborant une ahurissante tignasse rousse et bouclée. Il portait une chemise blanche ouverte sur son torse maigre, un pantalon noir dont la coupe en pattes d’éléphant annonçait le soixante-huitard décomplexé et des bottes de cuirs marrons et blanches.
-       Oui. J’ai eu de la chance de trouver cet endroit pour m’arrêter – répondis-je en remerciant le barman d’un signe de tête pour la bière qu’il venait de déposer devant moi.
Le mec sourit et haussa les épaules en lâchant :
-       Y’a toujours un endroit comme ici dans le désert.
Puis il me tendit la main en se présentant :
-       Moi c’est Allen. Et voici Ron…
Il désigna son voisin, un jeune gars au visage poupin sous son chapeau de cowboy blanc orné d’un ruban qui pouvait tout aussi bien avoir été fait dans une peau de crotale. Le mec portait un tee-shirt noir et un jean retenu par une large ceinture dont la boucle d’argent étincelait.
-       Et là c’est Stevie.
Le type, chemise à motifs bleus et blancs et manches courtes, pantalon blanc et la même chevelure abondante que ses comparses, m’adressa un signe de tête appuyé et un demi-sourire.
-       Vous prenez quelque chose ? - Je demandais, histoire de faire bonne figure.
Ils se concertèrent en silence, échangeant quelques regards rapides, puis le dénommé Ron hocha la tête :
-       Pourquoi pas. La même chose que vous.

Le Barman s’activa pour préparer les trois boissons tandis qu’Allen me demandait :
-       Vous arrivez d’où ? Sûr que vous n’êtes pas d’ici.
J’acquiesçais :
-       Non. Je ne suis pas d’ici ni même très sûr d’y être d’ailleurs. Vu qu’il me semble bien que je suis en train de rêver. Et vous ?
-       On n’est pas d’ici non plus…
Je m’attendais à ce qu’il en dise plus mais il en resta là et un silence s’installa que j’occupais à siroter ma bière.
L’homme au chapeau finit par demander :
-       Vous comptez aller jusqu’où ?
-       Benh jusqu’à San Francisco si possible.
J’hésitais un instant puis finalement questionnais :
-       Et vous ? Vous allez où ?
Ron, esquissa un vague sourire teinté de ce qui me sembla être une sombre nostalgie :
-       On rentre à la maison. Il est temps je crois.
-       Home sweet, home – Lâchais-je sans trop savoir pourquoi.
Allen opina et se lança dans un étrange discours curieusement évocateur :
-       Ouaip. On veut tous penser que l’on est libre comme l’air, qu’il y a tellement d’endroits que l’on doit voir et connaitre. On a tous senti un jour ce besoin irrépressible de déployer nos ailes pour s’envoler comme ces oiseaux infiniment libres de se laisser porter par les vents vers d’autres horizons.  D’ailleurs tu sais de quoi je parle puisque tu es là, toi aussi, loin des tiens et de tes terres. Tu connais cette impression, ce sentiment diffus qui te pousse à partir. A embrasser ta belle en lui disant : « Salut bébé, ce fut une belle histoire, le prends pas mal mais je dois m’en aller » car rien n’est immuable, rien ne peut perdurer. Les choses ne peuvent simplement pas rester les mêmes indéfiniment…
Il se tut paraissant s’abandonner à un lourd vague à l’âme.
-       Mais tu sais. Il faut aussi savoir rentrer chez soi – lança soudain mon nouvel ami en posant sa main sur mon épaule. – La roue tourne mon ami. Il arrive le temps où tu ne veux rien d’autre que t’en retourner près des tiens. Il arrive un temps où aucun ciel ne te parait aussi bleu que celui sous lequel tu as grandi…
Ron le coupa :
-       Ouaip. Tu lèves les yeux vers les nuées et, même si tu te dis qu’il n’y a qu’un seul ciel unique et infini au-dessus de nos têtes, tu n’arrives pas à oublier celui que tu voyais depuis la fenêtre de ta chambre d’enfant. Chacun le sien d’ailleurs. Missouri et Oklahoma pour l’ami Stevie, la Floride pour nous, l’Alabama pour d’autres… Tu vois ce que je veux dire.
J’affirmais que je, et il reprit :
-       Tu vois mec, ça fait si longtemps qu’on est partis sur les routes que je ne sais plus si ça fait sept ans ou septante ans… Mais ça fait un bail c’est sûr. Et toutes ces années commencent à peser comme un fardeau de plus en plus lourd. On porte la croix de nos errances même si elles furent fastes et grandioses.
Il s’interrompit et j’en profitais pour demander une autre bière au barman.

Je réalisais alors qu’aucun d’entre eux n’avait encore touché la sienne. Ils semblaient tous errer dans leurs souvenirs. Ron, soupira :
-       Je ne sais même plus si c’était en ’68 ou ’69 qu’on a gagné ce putain de concours qui nous a pour la première fois lancés sur les routes. On ouvrait pour ce groupe. Je ne sais même plus son nom…
-       Strawberry Alarm Clock – précisa Allen.
-       C’est ça ouaip. Puis y’a eu ce gars. Ce con de Yankee qui nous a signé notre premier contrat.
-       Vous êtes musiciens – devinais-je avec toute la sagacité qui te fait tant défaut.
Ils ne répondirent pas tout de suite et moi, je me disais qu’il y avait un truc qui clochait dans tout ce qu’il m’avait dit sans vraiment pouvoir mettre le doigt dessus.
-       Neuf Mille putains de malheureux dollars qu’il nous a offerts pour ce contrat. Ces Yank’ c’est des malins. Il faut leur reconnaitre ça. Et puis nous on s’en foutait. On pouvait enfin s’arracher de notre bled et parcourir le monde. La belle vie quoi. Qu’on croyait… Et ça l’a été d’ailleurs. Au moins au début…
Il baissa la tête plongeant son regard dans les reflets d’or du houblon qui emplissait toujours son verre.
Le troisième larron, celui qui s’appelait Stevie et qui n’avait rien dit jusqu’ici, se tourna vers moi :
-       Tu sais mec. Le pire dans les rêves c’est quand ils se réalisent.

Il n’ajouta rien me laissant sur cette mystérieuse sentence. Allen et Ron le regardèrent un instant affichant tous les deux un sourire un peu triste. Ron posa la main sur l’épaule de son ami et s’adressant à moi précisa :
-       Tu vois, quand j’étais jeune et qu’on écumait les rades du coin, jouant pour quelques dollars, je me couchais tous les soirs au chant du coq. Je rentrais chez moi marchant comme un zombie vaudou dans les rues de Jacksonville aux premières lueurs de l’aube après avoir joué toute la nuit dans des bouges sans nom…
Allen hochait la tête, approuvant chaque mot de son ami, les yeux dans le vague, il semblait revivre un temps depuis longtemps enfuit. Soudain, il se mit à rire apparemment sans raison puis se tourna vers Ron :
-       Hey Ronnie, tu te souviens de ce gamin qu’on croisait au petit jour. Celui qui ramassait les cannettes de coke consignées pour aller les revendre au Country Store ?
-       Oui. Tu parles que je me rappelle… Il y en a eu de ces matins blêmes… Jusqu’au jour, ou plutôt jusqu’à cette nuit. Tu te souviens ?
Allen eu un frisson et une ombre sinistre passa sur son visage. Il ne répondit pas et un lourd silence s’installa.
Je ne pus retenir ma curiosité :
-       Qu’est-ce qui est arrivé ?
Allen voulu parler mais aucun mot ne parut pouvoir sortir de sa bouche. C’est finalement Ron qui répondit par une question à mon intention :
-       Tu connais l’histoire de Robert Johnston ? Comment il a vécu et comment il est mort ?
J’acquiesçais d’un signe de tête :
-       Tu as sans doute entendu parler de la mystérieuse rencontre qu’il aurait fait par un soir, à minuit, à ce carrefour près de Dockery ? De comment il y gagna son incroyable talent… Et y perdit son âme…
-       Oui. J’en ai entendu parler. Ça fait partie de la légende du rock…
Il émit une espèce de petit rire cynique :
-       Peut-être. Mais toutes légendes à son fond de vérité. Tu ne penses pas ?
J’admis que je n’en savais rien et il poursuivit.
-       Une nuit, nous jouions au One Percent, une boite de Jazz/Blues miteuse dans la banlieue de Jackson… Comme souvent, y’avait pas lerche de spectateurs. A peine une dizaine des poivrots du coin qui n’écoutaient que d’une demi-oreille ce que nous jouions. Allez, y’avait bien deux ou trois mecs qui étaient venus pour nous… Et puis y avait ce type dans le fond. Un grand balaise, tout de noir vêtu, des santiags au stetson… Comme on remballait le matos, le gars est venu nous voir. Allen était là bien sûr et il y avait Gary aussi et Bob, et Léon… C’était juste avant qu’Ed ne nous rejoigne… Et l’ami Stevie n’était pas là non plus… Mais pour ce que ça a changé pour lui au final…
Son pote haussa les épaules comme pour dire que ça n’avait pas d’importance et Ron reprit :
-       Donc le gars vient et reste là un moment à nous regarder ranger notre matos, puis, comme Allen et moi étions un peu à l’écart des autres, il est venu nous voir et nous a proposé le deal…
Il s’interrompit une nouvelle fois et je fus saisi, presque glacé, par la furtive impression d’horreur absolue qui perça dans son regard l’espace d’une micro-seconde.
C’est Allen qui poursuivit l’histoire que son ami avait entrepris de me conter.
-       On a vendu notre âme ce jour contre le succès et la reconnaissance… Faut dire, qu’on pensait bien pouvoir le baiser le gars. On s’était dit qu’une fois qu’on serait connus et reconnus on pourrait l’envoyer chez plumeau lui et son contrat. Et on l’a fait d’ailleurs. Pour notre malheur on l’a fait. On n’a pas respecté notre part du deal…
Il se tut et aucun ne sembla vouloir reprendre la parole.

J’aurais bien voulu en savoir plus mais je ne sais quelle force supérieure m’en empêcha. Finalement, après un silence qui parut durer une éternité, Ron se tourna vers moi et me dit :
-       Tu sais le pire dans tout ça. C’est que quand je suis rentré chez moi ce matin-là, ma mère était dans la cuisine en train d’éplucher quelques patates douces. Comme je passais près d’elle pour aller me chercher un verre d’eau, elle me dit de venir m’assoir près d’elle et d’écouter avec attention ce qu’elle allait me dire. Je ne sais pas si elle se doutait de quelque chose mais je ne l’avais jamais vue aussi sérieuse. Elle me dit simplement que je devais savoir attendre, prendre mon temps, ne pas vouloir vivre trop vite. Elle me dit que tout viendrait en son temps, que je trouverai une femme, l’amour et tout ce dont je pouvais avoir besoin. Et surtout que je ne devais pas oublier qu’il y avait quelqu’un là-haut qui veillait à tout ça.
Elle me dit que je devais rester un homme simple et simplement un homme. Etre quelqu’un que je pourrais aimer et comprendre. Et elle me demanda si je pensais pouvoir le faire. Et bien qu’il était déjà trop tard pour moi, même si je ne savais pas encore à quel point, je lui répondis que oui. Je le pouvais.
Elle a continué encore et encore. Elle m’a dit de ne pas envier l’or des riches car le seul bien dont j’avais besoin était mon âme, que je devais suivre mon cœur et rien d’autre. Etre et rester un homme simple et simplement un homme…
On devrait toujours écouter sa mère… Toujours…
Il se tut. Comme j’essayais de réfléchir à tout ça, un bruit soudain me fit faire volte-face, le craquement puissant d’un coup de tonnerre puis la porte qui s’ouvre et une énorme bourrasque qui balaye la salle me jetant presque à bas de mon tabouret. Je me retins in-extemis au bar.
Comme je me redressais et me tournais de nouveau, mon cœur fit un bon dans ma poitrine. Il n’y avait plus personne. Ni les trois clients, ni le barman. Et à en juger par l’état de délabrement du lieu, les tonnes de crasses et de poussières qui s’accumulaient sur les planches disjointes, les étagères vides derrières le bar, la salle elle-même que plus aucune table ou chaise n’encombrait, personne n’avait dû venir ici depuis des années.

Un peu parti, un peu naze, je sortis du bar abandonné. Le parking était désert bien sûr. Pas d’autre véhicule que ma Harley. Je restais un instant sous le porche à fixer le panneau accroché contre la façade. Il annoncait le menu et les spécialités. A voir les prix affichés, je dirais bien qu’en fait cela devait bien faire au moins vingt ans que l’endroit était fermé.
La nuit avait fini de tombé mais plus aucun souffle de vent ne faisait frémir les Colitas qui avaient envahi le parking. Je marchais vers ma moto.
Comme je passais près de l’éolienne qui s’était tue, je remarquais une affiche blanche bordée de rouge, qui annonçait en énormes lettres bleues:
20 Octobre
A night with Curtis Law and his Dobro
Il y avait la photo d’un home. Un vieux noir aux cheveux crépus et blancs. Il tenait effectivement une Dobro posée sur ses genoux. Je le reconnaissais immédiatement et du même coup, dans un éclair de lucidité, je comprenais qui étaient les trois hommes accoudés au comptoir dans le rade.

Et toi ami lecteur ? Une petite idée de ce qui se cache derrière ce petit texte de ton Ytse préféré ?