mercredi 4 septembre 2013

Laissez tomber la nuit !


C’est beau une ville la nuit ! Surtout quand il pleut. T’es pas d’accord ami lecteur ? De quoi ? Tu t’en fous. T’as pas d’avis… Bon… Alors laisse-moi te montrer. Enfile ton imper, prends ton galure et viens, je t’emmène pour une petite virée nocturne dans les ruelles sombres…
Imagine d’abord le halo blafard de la lune qui étire ton ombre sur le trottoir… Le reflet mouillé des pavés sur lesquels la pluie rebondit en scintillant dans la lumière froide des réverbères.  Imagine qu’un fleuve opportun distille un brouillard éthéré, une brume insidieuse qui se glisse dans les rues. Imagine le tintement de la cloche d’une église voisine… Il est minuit…
Ca y’est j’ai planté le décor, créé le climat… Il ne manque que la complainte d’un Saxophone pour que tu te croies dans un film noir des années cinquante.

Tiens, prenons cette rue-là, à droite.
Regarde les boutiques endormies… Regarde surtout celles-là, qu’aucun éclairage n’illumine, et qui prennent alors des airs de bazars mystérieux. As-tu remarqué combien les objets qu’elles présentent prennent une sorte de beauté abstraite dès lors qu’ils perdent leur aspect mercantile ? Un peu comme si ils avaient une deuxième vie en dehors des heures d’ouverture. Ils ne sont plus là à te cligner de l’œil, à t’aguicher pour que tu entres et les acquières. Ils ne sont plus là à te promettre quoi que ce soit. Ils n’ont plus de fonction et y trouve une espèce de dimension artistique. Ready-Made involontaire qui fait de chaque petites-mains qui a dressé la vitrine un Marcel Duchamp qui s’ignore…
Regarde aussi les fenêtres qui percent les façades grises des immeubles… Regarde-les s’éteindre une à une ne laissant parfois que le halo spectral des téléviseurs… Qu’est-ce qu’elles nous racontent de la vie qui s’écoule derrière leurs croisées ?
T’entends? Ce bébé qui pleure dans les étages au-dessus de nos têtes? Je suis sûr qu’en fermant les yeux et en tendant l’oreille on pourrait presque percevoir le bruit des pas de sa mère qui se précipite à son chevet.
Tiens, la pluie redouble et la lune se cache… Il ne restera bientôt plus que les lampadaires pour éclairer la nuit… Et les lumières criardes de ce bistrot plus bas, encore ouvert alors qu’un jour se meurt pour mieux renaitre dans un lendemain dont on ne sait encore de quoi il sera fait… On ira s’en jeter un petit tout à l’heure si tu veux.

Mais en attendant écoute la douce chanson de la nuit, tant tellement différente de la cacophonie diurne. Ecoute. Entends-tu nos pas qui résonnent ? Ne t’en sens-tu pas plus vivant ?
Ecoute la mélopée mélancolique de la pluie frappant la carrosserie des voitures qui se sont enfin tues.
Tiens, « l’Arabe du coin » est ouvert… Quoi que, à entendre la musique qui s’échappe de son échoppe m’étonnerait pas qu’il vienne de Mumbaï en fait ledit Arabe… Ou de tout autre bled des Indes Galantes qui n’ont pas l’air de l’être tant que ça si j’en crois l’actualité récente. Mais c’est une autre histoire…
T’as entendu ? Deux greffiers qui se tirent la bourre pour une Pomponette en goguette. Elle doit être gironde la belle vu la peignée qu’ils se mettent.
Tiens arrêtons-nous un instant et tendons l’oreille… Une ville n’est jamais silencieuse… Même la nuit… Mais là au moins chaque son, chaque bruit a sa propre vie, loin du magma sonore de la journée.
T’entends, plus bas, le pas incertain de cet homme qui titube en sortant du bistrot dont je te parlais tantôt ?
T’entends, plus bas encore, sur la grande artère qui longe les quais, le bruit sourd de la circulation erratique qui ne parvient même pas à couvrir la complainte du fleuve qui chante le trou de verdure qu’il a quitté il y a longtemps pour s’en venir serpenter jusque sous nos égouts?
T’entends aussi dans le lointain, les cris des mobylettes… et cette sirène qui s’évanouit…

Allez, tu me fais peine à frissonner comme ça. Je te paye un verre au bistrot. A cette heure il ne doit pas y avoir grand monde et uniquement des habitués sans doute.
Tiens tu vois, il n y’a personne au bar… Sauf le loufiat qui se donne une contenance en essuyant ce verre qu’il doit lustrer depuis une bonne demi-heure. Et les trois mecs dans le fond ? Tu les as reconnus ? L’Abbé Brel, le Grand Georges et Léo l’Anarchiste sur cette célèbre affiche… Ce sont les seuls occupants de ce lieu de perdition. Pour tout te dire je suis déçu…
J’aurais tant aimé trouver trois ou quatre types patibulaires attablés autour de leur pastaga à fomenter quelques mauvais coups, à parler de leurs gagneuses en des termes crus ou parfois perce un peu d’amour… Ou plus simplement à passer le temps en tripotant des brèmes écornées.
Ah si, tiens, dans l’alcôve discrète, prêt de l’escadrin qui descend aux cagoinces, ce couple... Couple d’un soir sans doute… Lui, le costard froissé, la cravate défaite et la mine mâchée du représentant monté à la ville pour un salon quelconque. Elle, la jupe courte et le bustier tendu de l’accorte hôtesse dont la compagnie s’achète au prix d’un mauvais champagne facturé comme un grand cru. Il s’en fout, il planquera ça dans ses notes de frais. C’est son connard de patron qui régale.
Viens, on va s’installer au zinc pour ne déranger personne. Le patron nous observe par-dessous ses sourcils broussailleux, se contentant d’un signe de tête pour nous demander ce que nous souhaitons consommer… Tu prends quoi ? Comme moi ? Ok.
« S’il vous plait Patron. Deux Picon-Bière »…
Voilà. On n’est pas bien là ? A la fraiche… Tranquilles comme Baptiste… Sans avoir à supporter la conversation de la volaille qui fait l’opinion comme chantait l’autre qu’avait bien raison comme tous les poètes… Brèves de comptoir… Ça fait parfois marrer sans doute… Mais pour dire le vrai, moi, ça me gonfle plutôt… Mais c’est une autre histoire… Je te renvoie à la Chanson que je citais pour comprendre ce que je veux dire.
Au fait… Ton Picon ? Comment tu le trouves ? T’as pas l’impression que la nuit, la bière est meilleure ? Sans doute parce que tu peux la déguster sans les persiflages intempestifs que j’évoquais…
Bon… L’auvergnat à moustache et gros-bide derrière son rade jette suffisamment souvent un œil vers la pendule Pernod-Ricard pour que le message soit clair : Le bistrot va fermer et on gonfle le taulier… Allez. Finis ton verre camarade. On met les bouts.

Tiens. Il ne pleut presque plus. Ça va ? T’as pas trop froid ? On continue ? On pousse jusqu’au fleuve ? Allez en route…
Porte cochère… Un carton, une couverture crasse… Il dort dans les volutes de brumes qui s’accrochent à ses hardes comme pour mieux le protéger de la pluie et du vent qui forcit. Qui est-il ?
Est-ce un pauvre joyeux clochard vivant comme un seigneur ? Un gars qu’aurait roulé sa bosse d’Est en Ouest et du Nord au Sud poursuivant sa quête de liberté ?
Où a-t-il été drossé là, sur les écueils de la vie par le souffle scélérat d’un sort funeste et contraire ?
Va savoir… Après tout, tout ce qui importe… C’est qu’il soit là… Elément de notre décor urbain. Mélange de sentiments… Je le plains… Je l’envie… On poursuit notre chemin.
Le boulevard le long des quais… Quelques voitures passent… Noctambules rentrant chez eux. On traverse. Tu sens l’odeur prégnante du fleuve que la pluie a mouillé. Ca cocotte un peu, non ? Approchons-nous encore. Jusqu’au mur de pierre qui domine le quai.
Une péniche remonte le fil de l’eau, « La Camargue »… Tiens, c’est marrant, le mec sur le pont, celui qui boite un peu… Il me semble que je le connais. D’ailleurs il nous fait signe. So long Léo. Que les vents te soient favorables…
Un parfum flotte dans l’air… Un parfum bon marché… Vanille… Elle est là qui passe sur le quai juste en dessous de nous. Elle rajuste sa jupe de cuir noir. Elle allume une cigarette et se dirige vers l’escalier qui remonte vers le boulevard. Elle ne regarde pas en arrière vers l’homme qui la suit tête baissée et démarche coupable. Elle nous regarde d’un air vaguement frondeur avec une étincelle impertinente dans le regard qui la rendrait presque attirante malgré le poids des ans et du maquillage outrancier qui écrasent ses traits. Ne détourne pas la tête. Souris-lui. Juste un signe d’amicale reconnaissance entre oiseaux de nuit.
L’homme passe devant nous. Toujours tête basse. Mains dans les poches. Il s’en va le long du fleuve tranquille. La fille regarde sa montre, puis jette sa cigarette à moitié consumée et reprend son poste au plus près de la route. 
La cloche de l’église sur la presque ile, au milieu du fleuve, annonce deux heures.
T’as l’air fatigué. On se rentre ?

C’était, un soir de pluie et de brouillard, dans une ville arrosée par un fleuve. Un soir comme un autre. Je ne sais pas toi, mais moi, je reviendrais demain. Dans une autre ville peut-être. Au bord d’un autre fleuve sans doute. Mais la nuit toujours. Parce que c’est beau… une ville… la nuit.