mercredi 19 décembre 2012

Faut-il tuer les petits garçons qui marchent dans la mer ?


Bonjour ami lecteur. Tu te rappelles sans doute, malgré ta mémoire de bulot, de mon excellent article, sobrement intitulé Buffalo Bide, dans lequel je te contais mon Amérique à moi. Tu te souviens donc qu’entre autres considérations toutes plus pertinentes les unes que les autres je te disais mon admiration pour quelques enfants de ce charmant pays… Tu vois de quoi je parle ? Non ? Tant pis… Bref, il y a déjà quelques années, j’avais pondu un petit texte pour rendre hommage à un petit gars que j’aime énormément… Et comme je t’aime bien, je te le restitue ici après l’avoir un peu retravaillé… Allez suis-moi… Je t’emmène en voyage…

Pour commencer, une plage… Une plage américaine avec sa promenade en bois et un sable doré que viennent caresser les vagues de l’Atlantique… East Coast donc… C’est bon ? Tu mords le tableau malgré ton imagination en déshérence ? Oui… Alors on continue…
Sur la plage, un homme est assis, un carnet sur les genoux, il écrit... D’une écriture hâtive, presque nerveuse, il noircit du papier… Il n’en est qu’au début du roman mais il sait déjà qu’il s’apprête à mettre deux/trois coups de pieds dans les burnes de ces abrutis bronzés de Californie qui inlassablement lui retournent ses scenarii comme autant de fins de non-recevoir…
De son roman en gestation, il connait aussi le titre… Un titre puisé dans ses souvenirs d’outre-atlantique quand il s’ennuyait ferme sur les bancs d’une Sorbonne qui n’avait pas encore hissé le drapeau rouge, ni commencé à dépaver la moitié de paris… The Deer Park… Que ça va s’appeler… et ça va faire mal…
A un moment donné, il relève la tête pour reposer son poignet endolori… Il regarde la mer…
Le flux et le reflux qui viennent presque baigner les pieds d’une jeune femme… Prêt de la femme : un enfant qui joue… Juste un enfant comme tous les autres sur toutes les autres plages du monde et de son immédiate périphérie… Un enfant avec sa pelle et son seau…
L’enfant relève soudain la tête à son tour et leurs regards se croisent… Mailer sourit… L’Enfant lui répond en faisant de même… Mailer lève la main et lui adresse un petit salut… L’enfant lui répond encore… La femme se retourne et regarde avec un brin de défiance cet homme dans la trentaine qui contemple son fils avec un air un peu bizarre… Imperceptiblement elle se rapproche du gamin… La louve en action… Prête à mordre qui en veut à sa progéniture… Alors Mailer baisse les yeux et revient à son ouvrage.
Il relit ce qu’il vient d’écrire… C’est du tout bon… Ce sera son troisième bouquin et il espère bien que ce sera le début du commencement d’un certain succès… Pas qu’il soit vaniteux, mais il a des choses à dire et il aimerait qu’elles ne tombent pas toutes dans l’oubli dans les arrières boutiques crasseuses de librairies encore plus miteuses… Ca bouillonne de partout sous sa calbombe et si il ne laisse pas s’échapper un peu de ses idées tempétueuses,  il va se faire péter une durite ou un truc du genre mais en pire…
Une ombre se profile au-dessus de lui… Petite… courtaude… Agitée… Il lève les yeux… C’est le gamin… La mère est juste derrière… Un peu anxieuse… Elle pose sa main sur l’épaule du gosse… Doit avoir dans les 4 ou 5 ans le minot…
-          Tu fais quoi M’sieur…
Demande le gosse avec cet accent caquetant du New Jersey qui fait que Mailer ne peut s’empêcher de superposer l’image de Donald Duck à celle du gamin en Bermuda et tee-shirt blanc.
Mailer, sourit de nouveau :
-          J’écris…
-          T’écris quoi ?
-          Un livre…
-          Ça parle de quoi ?
Là Mailer se sent un peu dans la merde étant entendu que le sujet de son livre ne saurait se discuter avec un enfant de cet âge… Surtout pas avec la mère juste derrière que même si elle parait s’être radoucit n’en continue pas moins de lui jeter des regards suspicieux… Encore moins dans ce début des années cinquante encore très puritaines dans cette Amérique d’après-guerre…
-          Heu… De moi… Un peu… De la Californie aussi… Tu connais ?
-          Non – répond le gosse en se grattant les couilles à travers le tissu épais de son bermuda – J’peux voir ce que tu écris ?
Mailer commence à paniquer un brin… Alors il tente le coup de poker :
-          Tu sais lire ?
Le visage du môme s’illumine. Il se retourne vers sa mère et se met à farfouiller dans le grand sac de plage que la femme porte à son bras droit. Il en extirpe un livre pour enfant en piteux état… Un de ces bouquins présentant chaque lettre de l’alphabet avec un mot qui lui est associé… Le petit l’ouvre au hasard.
-          « C »… Cat… - claironne-t-il fièrement…
Mailer hoche la tête.
-          C’est bien…
-          « D »… Dog… « E »… Elephant… « F »… Fox…
Mailer lève la main.
-          C’est bon… C’est bon tu sais lire… Je te félicite…
Le gamin tend alors une main preste vers le cahier que Mailer a posé à côté de lui pour s’adresser au gosse.
-          Alors tu me donnes ton livre ?
-          Bruce chéri – Intervient la mère – Laisse le Monsieur tranquille… Il faut y aller…
« Oh pitié oui… » Pense Mailer…
-          Mais je veux le livre du Monsieur – Insiste le garnement.
Mailler pose une main protectrice sur le précieux cahier lorsque soudain lui vient une idée. Il se penche vers le sac à dos posé à ses pieds et en extirpe un livre au format poche… Un ouvrage qui semble avoir vécu une belle vie de livre lu et relu… Couverture écornée et quelques feuillets tout prêts à se faire la malle à la première seconde d’inattention du propriétaire… Mailler tends le livre à l’enfant :
-          Tiens… Prends celui-là… Il est mieux…
Bien sûr, c’est la mère qui prend le livre et le regarde… « Les Raisins de la Colère »… Elle s’apprête à le rendre à l’homme mais le petit est plus prompt et se saisit du bouquin… Il le feuillète rapidement puis avec une moue un peu dégoutée lâche :
-          C’est nul… Y’a pas d’images…
-          Bruce ! Tance la mère…
Mailer lève la main en signe d’apaisement…  L’enfant fait de nouveau tourner les pages rapidement puis demande :
-          C’est toi qui l’as écrit Monsieur ?
Mailer sourit… Il aimerait bien… C’est sûr… Putain oui…
-          Non… C’est un autre Monsieur…
-          Ah – se contente de dire l’enfant…
La mère se baisse pour se mettre à hauteur de son fils.
-          Allez rend le livre au Monsieur… Tu as vu… C’est un livre pour les grands…
Le gosse sert le livre sur son cœur et toise sa mère avec défi :
-          Non ! Je le garde… Je le lirai quand je s’rais grand !
La mère se tourne vers Mailer…
-          Je suis désolée… Je…
-          Ce n’est rien… Il peut le garder… Il le lira plus tard comme il l’a dit… C’est un bon livre… Un très bon livre…
La femme hoche la tête. Elle se relève puis prend la main de son fils…
-          Allez… On doit y aller maintenant…
Elle fait un pas de côté puis commence à partir en direction du petit escalier qui remonte vers la promenade. Le petit la suit…
Mailer les regarde s’éloigner… Il s’apprête à tourner la tête pour revenir à son roman lorsque le gamin l’interpelle :
-          Hey M’sieur… Comment tu t’appelles ?
-          Norman… et toi c’est Bruce… C’est ça ?
-          Oui… R’voir M’sieur…
-          Au revoir petit…
L’enfant repart, tracté par sa mère qui accélère le pas. Alors Mailer reporte son regard vers l’Océan… Et les vagues qui inlassablement ballaient ce petit bout d’Amérique… Cette plage de Long Branch aux confins du New Jersey…