mercredi 19 mars 2014

Journal d'un pilier de comptoir.


On était là, à déguster quelques petits godets de l’excellent alcool de pignes que Jojo fabrique lui-même dans son arrière salle, je devisais sereinement avec l’ami Benoit, lorsque le type est entré dans le bar. Il a commandé son café noir et est allé s’assoir à une table un peu à l’écart. Tout le monde l’a regardé, un peu énervé. Non seulement ce n’était pas un habitué, mais en plus il n’était pas d’ici, voire même il était d’ailleurs. Pas que nous ayons la moindre velléité de méfiance à l’égard des étrangers, d’où qu’ils viennent, mais faut bien dire ce qui est vrai : en général… Ils ne sont pas comme nous. A preuve… Alors qu’on approchait des 11h30, le gars avait demandé… Un p’tit noir… Là comme ça… A l’heure de l’apéro.
D’ailleurs Jojo a dû rallumer le perco qu’il avait éteint aux alentours des 8h30, convaincu de n’avoir plus à s’en servir avant 13h00 et des… Faut vous dire, Monsieur, que le gars Jojo est Auvergnat et que chez ces gens-là, on sait compter et qu’au prix que ça coute l’électrac… Quelque part, le Jojo, il n’est pas comme nous non plus… D’ailleurs il nous bassine souvent avec ses Jaunards, Son ASM. Le con… Mais ça fait suffisamment de temps qu’il est parmi nous alors on y prend presque plus garde. On oublie. Y’en a même qui disent qu’ils l’ont vu au stade avec une écharpe du CSBJ. Alors…

Faut dire qu’il est né ici, l’ami Jojo… Dans la Salle du Bar-Tabac de la rue des Martyrs que son père avait racheté en 66… Le Bar-Tabac hein, pas la rue des Martyrs… lorsque le proprio précédent s’était barré avec la caisse et son serveur, laissant son épouse éplorée sur le carreau… C’est d’ailleurs là qu’on a su qu’en fait, c’est elle qu’avait l’artiche vu que le rade était à son nom… Elle a vendu donc et c’est le père Michelin qui a repris l’affaire… L’arrivait de Clermont-Ferrand. On n’a jamais bien su pourquoi il avait quité ses volcans pour s’en venir chez nous… Ça aussi c’est louche… Tous ces gens qui partent de chez eux pour venir chez les autres… Comme si nous on allait s’installer chez eux…
En tous cas, avec son blaze, ses origines et son quintal allégrement dépassé… On n’a pas tardé à l’appeler Bibendum… Tu parles… Faut vous dire, Monsieur, qu’on a de l’humour de part chez nous.
Quoique je dis on… Mais à l’époque j’étais pas bien gros, tiens… J’venais juste de naitre quand il a débarqué chez nous le père Michelin. Mais le nom lui est resté… Bien que peu de gens l’appelaient vraiment comme ça en sa présence… Faut vous dire, Monsieur, que le père Michelin, il n’appréciait pas trop la plaisanterie et surtout il était bâtit comme ses monts d’Auvergne. Un roc. Jouait seconde barre en équipe première chez nous… Au bon vieux temps… Celui dont on cause encore… Quand nos Ciel et Blanc évoluaient en Deuxième Division…

Faut vous dire, Monsieur, qu’en ce temps-là on avait une sacrée équipe. « L’Equipe ». Comme on dit. Et tout le monde comprend que c’est de celle-là qu’on cause… Bien des années après, on parle encore d’elle des sanglots dans la voix. « L’Equipe »… Celle de la décade glorieuse. 1968-1977. Dix ans à gravir les échelons. Des compétions régionales jusqu’à la deuxième division et la fameuse demi-finale de 1975. Celle qu’on s’est fait voler. 22 mai 1975… J’m’en souviens comme si c’était hier.
Et donc, le père Michelin, il en était. Il formait un sacré attelage avec Cricri Sommeur, qu’on avait surnommé l’Assommeur en vertu du sens de l’humour que je vous causais tantôt.…
Et le 3 de devant… Pierrot Alexandre, dit le cube, le père de mon ami Benoit avec qui j’éclusais quand l’autre type… bref… Le Cube à gauche donc, et Jeannot le boucher à droite… Il était vraiment louchebem le père Jeannot… La boucherie sur la place de l’église. Maintenant c’est un autre mec pas d’ici qui la tient. Un gars de Lyon.
Et au milieu, à la talonne… Y’avait mon paternel.
La Horde Sauvage on les appelait… Enfin… C’est comme ça qu’on dit maintenant quand on se raconte leurs exploits… En référence à la fameuse horde du même nom de l’Equipe de France… Mais comme la bande à Fouroux c’était après, je pense que c’est avec le temps qu’on a affublé nos vaillants héros de cette appellation d’origine non contrôlée…

Mais peu importe, il vous suffit de savoir qu’à l’époque, on était craint et respecté aux quatre coins de l’Hexagone… Surtout nos avants. Les gars d’en face, ils savaient qu’ils allaient recevoir… Faut vous dire, Monsieur, que par ici, on sait se montrer généreux… Châtaignes, Marrons et quelques poires pour la soif… Ils étaient rares alors, les inconscients qui venaient se balader dans notre camp lors des regroupements… Ils savaient ce qui les attendait alors…
Faut dire qu’en ce temps-là, les femmes portaient des jupes et les hommes étaient des hommes… Des vrais. Surtout de par chez nous. Surtout nos rugbymen. Et en ce temps-là, le Rugby était un sport d’hommes. Pas cet ersatz, cette bouillie actuelle où tu te fais expulser au moindre plaquage un tant soit peu cathédrale, à la moindre cravetouze, la moindre petite fourchette… Même que lesdites fourchettes elles peuvent t’envoyer au placard pendant des mois pour peu que ce soit dans des lampions anglo-saxons que tes doigts se soient malencontreusement glissés…
A la grande époque… Pas de carton jaune, ni rouge, ni rien de cela… Tu pouvais y aller franco sous l’œil bienveillant d’arbitres qui comprenaient bien le jeu.
Pis c’est allez de mal en pis… Déjà en nos vertes années d’Ovalie à l’ami Benoit et à moi, c’était plus pareil…Oh on savait encore rigoler… Balancer quelques bouffes quand il le fallait… En toute discrétion… Mais pas comme avant… Alors que de nos jours… Z’avez vu un match de rugby de maintenant ?
Tenez, quand je vais voir jouer les gones le week-end… En Fédérale 3 mon bon Monsieur… Que s’en est une honte nous qui avions tutoyé les sommets de la Fédérale 1 à l’époque… Sans parler de « l’Equipe » que je vous causais avant… Mais que voulez-vous, Monsieur, les jeunes de maintenant… Ils ne savent pas se faire mal… Alors quand viennent les équipes de la ville, enfin, d’autres villes, de villes plus grandes, de villes plus riches… De celles qui ont un nouveau maillot à chaque saison qui commence… De celles qui ont des effectifs pléthoriques parce qu’elles savent attirer les joueurs avec quelques emplois municipaux à la clé… Alors que nous à Saint-Locdu, 3.369 habitants, on bricole… On fait avec ce qu’on a… Comme on a toujours fait d’ailleurs… Sauf qu’avant… Ca comprenait de sévères paires de couilles… et un peu de malice et d’espièglerie.
Alors quand les gars de la Ville venaient nous défier, on savait leur mettre les poings sur les I… Et de bons gros poings massifs comme ceux du père Michelin justement… Ca envoyait des messages clairs et nets vous pouvez me croire… On ne pouvait pas se gourer sur le contenu.
On n’avait pas de pognon et encore moins de pétrole… Mais on avait des idées et les moyens de les mettre en application sur le pré…
Même mon pote Benoit en son temps… alors que l’aseptisation galopante avait déjà fait son œuvre contre notre jeu… Faisait pas bon se retrouver en face de lui en mêlée… Jouait pilar comme son dabe… Et comme son grand-dabe d’ailleurs…
Moi j’ai mal tourné. J’ai été rétrogradé dans les lignes arrières… Premier ou second centre… Mon père en a été un peu chagrin au début… Lui qui était de la confrérie des gros, il m’en a voulu… Mais c’est de sa faute aussi… Lui qu’est allé chercher une épouse à la ville comme d’autre vont en Chine ou en Russie comme ils ont montré l’autre jour à la télévision… Mais bref, c’est surtout que ma mère… Elle est toute menue, toute chétive… Alors comment veux-tu ? Avec mes quatre-vingt-six kilos… J’faisais pas le poids.

Dire que si le vieux n’avait pas eu à faire son service à la Valbonne, serait pas allé au bal à Bellecourt un certain 14 Juillet 1963… Et peut-être qu’il serait alors revenu au pays pour y trouver une fille bien de chez nous… De celles qui ont de la charpente pour vous pondre des bébés dont ont fait des avants…
Mais non. L’a rencontré ma mère, ce soir-là et elle lui a mis le grappin dessus…
Faut vous dire, Monsieur, que le père, il portait beau à l’époque… L’avait bien du succès… Et la mère… C’était un sacré brin de fille même si elle était de la ville. Alors ils se sont plus, que voulez-vous…
Et donc ma mère aussi… Elle n’était pas d’ici à l’origine… Mais elle a su s’adapter elle… Se fondre dans le paysage, les us et les coutumes… Elle est comme ça ma mère. On ne peut s’empêcher de l’aimer.
Et puis, la femme du toubib… Ce n’est pas rien… C’est un statut dans nos villages. Un peu comme la femme de l’instituteur ou celle du curé si il en avait une… Juste après la femme du maire… Sauf que la femme du maire elle changeait régulièrement… Pas que l’édile soit de nature volage mais comme nous on changeait de maire… Benh la Femme du Maire elle changeait aussi. Vous comprenez ?
Faut vous dire, Monsieur, qu’on est comme ça chez nous… De 47 à 65 on a eu le même maire… Le Grand Georges comme on l’appelait étant entendu qu’il se prénommait Georges et ressemblait à Brassens… Toujours notre sens de la dérision… Un sacré personnage. Remarquez, moi je ne l’ai pas connu vu que j’suis né en 66… J’vous ai déjà dit que c’est cette année-là que le père Michelin est arrivé et a racheté ce rade ? Oui ? Bon… Je ne l’ai donc pas connu le Grand Georges vu qu’il est canné du crabe quelques mois avant ma naissance mais bon, il est resté célèbre chez nous. Il a même son square derrière l’église… Avec une magnifique stèle et un buste à son effigie… J’suis pas certain que ce soit une bonne chose d’ailleurs vu que le buste en question, ils l’ont tourné vers l’église justement… Le pauvre Georges, anticlérical comme on me l’a décrit, il doit l’avoir mauvaise de contempler l’édifice consacré ad vitam aeternam…
Mais depuis… Y’a pas un Maire qu’a fait deux mandats. Pas un. Faut vous dire, Monsieur, que nous, faut pas nous la faire à l’envers… Sinon, on prend les mesures qui s’imposent… Tenez… Le nouveau là… L’actuel… L’Agent d’Assurance… Que vous pouvez voir son office à travers la vitrine de l’autre côté de la rue… Benh il peut se l’arrondir pour en reprendre aux prochaines élections…
D’ailleurs, il n’aurait jamais dû être élu ce con. Il n’est même pas du coin. Son père a ouvert l’agence en 62. Il venait de Paris. Mais voilà. Il était en première position sur la liste au Dominique. Et le Dominique l’est mort d’un accident de chasse juste avant les élections…
Faut vous dire Monsieur que Le Dom’, il s’obstinait à partir chasser avec son vieux… Et le Maurice, non seulement il n’y voyait pas à trois mètres et sucrait les fraises… Mais en plus il se pintait sérieux dès le petit matin. Oh, je ne parle pas de deux ou trois godets de poire et d’une bouteille de blanc comme tout le monde… Non… Lui c’était du sérieux… La poire il la lichetrognait directement à la bonbonne… Les grosses de 5 litres… Alors vous vous doutez bien que ça devait arriver ce coup de fusil funeste…
Il s’est fait buté en train de pisser Le Dom’… La bite à la main. D’ailleurs on était nombreux à lui prédire cette triste fin. Mais c’est plus d’un mari jaloux qu’on attendait le coup de flingot étant entendu que le bonhomme aimait à courir la gueuse…
Mais bref, avec Le Dom’ entre quatre planches et les élections qui arrivaient, z’ont pas eu le temps de se réorganiser et c’est l’autre qu’a été élu… Faut vous dire, Monsieur qu’on s’était tellement mis dans la tête de voter pour Le Dom’ pour faire chier l’autre pomme de Nico Lenain… Qu’on s’est un peu retrouvé comme des cons devant l’urne… Mais que faire… On allait quand même pas voter pour la Baronne de Bellesdeux… Si ? J’veux dire… Elle approche des quatre-vingts balais… Puis c’est une femme…
Vous me direz, Monsieur, on allait encore moins voter pour ce con d’Ecolo… Le gars de la ville qu’a racheté la ferme à Doudoune pour y faire pousser des trucs bios…

Le pauvre Doudoune. Il est mort y a dix ans maintenant. On l’a retrouvé raide comme un cierge pendu au beau milieu de sa grange… Juste avant que ces enfoirés de banquiers ne saisissent sa ferme…
Le pire dans l’histoire… C’est qu’il ne reste bientôt plus rien des réserves de poire qu’on avait réussi à planquer avant que les huissiers déboulent.
Vous parlez d’une équipée… Vous ne la trouverez pas dans les livres d’histoire… Encore moins maintenant qu’on a tout chanstiqué et qu’on bourre le mou des marmots avec Allah qu’est grand et Mahomet qu’est son prophète… Et Charles Martel… C’est du poulet ?
Mais bref, la Poire à Doudoune donc… On savait qu’il en avait de sacrées réserves le gaillard, même s’il en donnait à tout un chacun… On savait même où il planquait les boutanches… Alors le lendemain de son enterrement, à la nuit, avec l’ami Benoit et le gars Nanard, on s’est pointés à la ferme à Doudoune avec le Traffic de service de l’EdF que Nanard avait gardé pour l’occasion… Faut vous dire Monsieur que Nanard il bosse à la Centrale… La Nucléaire… Celle que l’autre nazebroque d’Ecolo veut faire fermer…
Dix-Sept voyages il nous a fallu pour tout mettre à l’abri dans la cave de l’ancienne gare, du temps où le train s’arrêtait encore chez nous avant que des cons de la Ville décident que ce n’était pas rentable…
Après, on a fait le partage. Mais là, si j’en crois les uns et les autres… On n’en a bientôt plus… Misère.
Heureusement, il restera toujours l’alcool de Pignes de l’ami Jojo… Ce n’est pas aussi fruité et délicatement parfumé que la poire à Doudoune mais ça vaut ce que ça vaut…

D’ailleurs, ça me rappelle ce que je vous disais tantôt… Le type qu’était venu nous boire son caoua à l’heure de l’apéro. L’étranger. Benh, sa tête me disait vaguement quelque chose et à Benoit et Jojo aussi. C’est Jojo qu’a trouvé. Le père Cadenas… L’entraineur de « L’Equipe »… Sauf que ça ne pouvait pas être lui vu qu’il est claboté d’une crise cardiaque en 81… Lui qu’était de gauche comme pas un… L’a même pas pu voir Mitterrand Président… Donc ce n’était certainement pas le Capo, comme on l’appelait alors… Mais il lui ressemblait comme deux gouttes d’eau… Enfin en un peu plus jeune quand même…
Finalement c’est Jojo qui lui a parlé en allant encaisser le prix du café. Benh vous ne devinerez jamais… C’était le p’tit fils du père Cadenas. Du coup on l’a invité au comptoir pour tailler le bout de gras et il nous a raconté comme quoi il vivait à Londres où il faisait j’sais pas trop quoi mais en tout cas il avait l’air d’affurer un max si on se fiait à ses fringues et à sa montre… Il était en visite dans la région parce qu’il pensait s’acheter un p’tit pied à terre… Un gars sympa… Un gars de chez nous même si il n’y était pas né vu que sa mère, la Hélène, la fille au Capo, était partie étudier à la ville et s’y était installée après avoir rencontré son mari… Un Stéphanois… Mais l’atavisme… C’est quelque chose… Il éclusait comme nous le gazier… On lui a payé quelques verres d’alcool de Pigne… Il tanguait un peu quand il est reparti mais dans l’ensemble… Il tenait bien. 


D’ailleurs, en parlant d’alcool de Pignes, vous en prendrez bien un p’tit verre, Monsieur ? Vous ne devez pas connaitre… Vous qu’êtes pas d’ici.